Au tournant de la Seconde Guerre mondiale, l’agriculture industrielle – fortement dépendante des énergies fossiles et de la chimie – s’est développée et renforcée sur la promesse de nourrir l’ensemble de la population. Or, cette promesse n’a jamais été tenue. Au contraire, les personnes souffrant de la faim dans le monde ne cesse d’augmenter, pour atteindre 10% de la population mondiale. Ce système génère énormément de profits pour les multinationales de l’agro-industrie, au détriment des besoins des peuples, créant une montagne de gaspillage alimentaire, alors qu’une partie de plus en plus grande de la population n’arrive pas à se nourrir dignement. Il est urgent d’inverser la tendance !
Manger est politique !
Le droit à l’alimentation est un droit fondamental, mais tous les individus n’ont pas le même accès à une nourriture saine et adéquate. Pourtant, ce droit n’est pas reconnu dans la Constitution fédérale, même si cette idée commence à émerger. En effet, Genève l’a inscrit dans sa constitution cantonale en juin 2023 et une initiative parlementaire visant à inscrire le droit à l’alimentation dans la Constitution fédérale a été déposée par Mme Delphine Klopfenstein Broggini en septembre 2023. Ce droit à l’alimentation doit permettre à l’ensemble de la population d’être à l’abri de la faim, sans aucune discrimination, et d’obtenir une alimentation suffisante en quantité et de qualité adéquate, notamment dans l’accès à la nourriture par ses propres moyens et dans la dignité. Or, l’alimentation ne fait pas partie de notre système politique général et un seul chiffre devrait nous alarmer : l’augmentation du nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire en Suisse. Il est donc urgent et nécessaire de revoir le système alimentaire actuel, pour sortir une partie de plus en plus croissante de personnes en situation de précarité alimentaire. Manger est un droit universel, qui ne doit être ni un privilège ni un don. Une alimentation saine est également la base d’une politique sociale de prévention contre les maladies liées à une mauvaise nourriture (obésité, diabète, maladies cardiovasculaires, etc.). La FAO, l’organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation, a chiffré les coûts cachés des systèmes agroalimentaires sur la santé humaine et l’environnement à 10’000 milliards $, soit 10% du PIB mondial. L’ASA doit donc aussi devenir un véritable pilier pour la santé publique.
Pour les personnes en situation de précarité, l’aide alimentaire peut être un outil utile en situation d’urgence. Mais cela n’est pas souhaitable à long terme, car cela ne leur permet pas de se projeter avec sérénité dans un avenir souhaitable. Cette aide alimentaire risque également de maintenir ces personnes en marge de la société. De plus, cela ne leur permet pas de choisir consciemment leur nourriture. Actuellement, l’accès à une alimentation saine se fait uniquement au travers des actes de consommation, ce qui génère énormément d’inégalités. Il est urgent de sortir de la perversion libérale du « je vote avec mon caddie », de la « démocratie du porte-monnaie » et de l’hyper-responsabilisation des consommateur·rices : aucune réponse individuelle ne saura amorcer la nécessaire transformation du système alimentaire. Nous proposons donc ici une réponse globale et collective pour que le droit à l’alimentation soit reconnu comme un droit fondamental de notre société. Assurer l’approvisionnement en nourriture de qualité et saine pour toutes et tous, tout en garantissant des revenus dignes pour les agriculteur·rices, est un enjeu social et éthique.
Et si une nouvelle assurance sociale était créée?
En attendant la modification de la Constitution fédérale (nous l’espérons), un réseau a été créé pour réfléchir à une assurance sociale de l’alimentation (ASA), comme c’est le cas dans certaines régions françaises. L’ASA vise donc à rectifier trois paramètres : les écarts de revenus de la population (l’alimentation étant une variable d’ajustement du budget des ménages), la baisse inquiétante des revenus agricoles et le gaspillage alimentaire généré par le système agricole actuel. L’ASA vise donc à apporter une réponse globale aux enjeux du système alimentaire de manière collective, à l’échelle de notre société et de notre système politique.
Basé sur le modèle de l’AVS, l’ASA formera un nouveau pilier du système d’assurances sociales et se base sur trois piliers :
- L’universalité : obligatoire, l’ASA profitera à l’ensemble de la population et se base sur le principe de solidarité, c’est-à-dire que chacun·e cotisera selon ses moyens et profitera des prestations selon ses besoins.
- Le financement par cotisations : ces cotisations seront payées pour moitié par l’employeur·euse et pour moitié par l’employé·e. Cet argent sera déposé sur une carte à faire valoir chaque mois auprès de lieux conventionnés. La rente non-utilisée n’est pas cumulative et ne peut donc pas être une épargne à long terme. Dans un premier temps, l’ASA n’a pas pour vocation de couvrir l’ensemble des dépenses alimentaires et les mangeurs·euses pourront donc compléter leurs achats avec d’autres produits à d’autres endroits. Dans notre première proposition, nous suggérons une contribution paritaire de 1,9%, soit 0,95% pour les employé·es et 0,95% pour les employeur·euses. Ainsi, un premier pas pour expérimenter ce projet serait de mettre à disposition de chaque adulte résidant en Suisse un chèque de CHF 80.- par mois et de CHF 40.- par enfant, ce qui aboutirait à environ 7,6 milliards par an. Un ménage de 4 personnes aurait ainsi CHF 240.- par mois. L’idée n’est pas d’imposer une manière de se nourrir, puisque chacun·e aura le choix d’utiliser ou non le montant prévu par l’ASA. Cet argent retiré du salaire sera donc directement utilisable dans notre vie quotidienne.
- Le conventionnement démocratique : avec l’ASA, le conventionnement des lieux et des produits sera géré de manière démocratique. Le conventionnement est le mécanisme permettant d’assurer une décision collective, par la population, des types de produits, de la manière de les produites et/ou de les transformer (répondant ou non à un cahier des charges), des lieux d’achat et des critères de qualité. Ceci permettra d’exprimer les besoins réels de l’ensemble des mangeurs·euses et permettra la reprise en main de notre système alimentaire. Nous faisons le pari que si la population a toutes les cartes en main, elle pourra choisir son alimentation en connaissance de cause. Le but de l’ASA est de soutenir et de développer une agriculture paysanne locale, c’est pourquoi toutes les étapes de production devront être les plus locales possibles. En revanche, les produits congelés, l’alcool, le tabac et la grande distribution sont exclus de ce conventionnement. Concernant la gouvernance des caisses de l’ASA, plusieurs pistes de réflexion existent : tirage au sort, vote, etc.
Encore du chemin à parcourir
Notre projet pour une assurance sociale de l’alimentation n’en est qu’à ses débuts et beaucoup de chemin nous attend encore : des partenariats, des rencontres, des débats. Notre proposition de l’ASA se base sur le modèle de l’AVS. Il ne faut pas non plus oublier que l’instauration de cette assurance sociale a pris énormément de temps : la base constitutionnelle a été créée en 1925 et elle a été acceptée par le peuple en 1947 (après un premier refus en 1931). Aujourd’hui, personne ne remet en cause la prévoyance vieillesse. Nous savons donc qu’il est possible de développer une nouvelle assurance sociale puisque cela a été fait avec l’AVS. La patience sera de mise !
Nous voulons à tout prix sortir du fatalisme ambiant, consistant à dire que les choses sont ce qu’elles sont et que nous ne pouvons rien y changer. Nous proposons de développer et d’expérimenter la démocratie alimentaire, car la démocratie s’use lorsque nous nous n’en servons pas ! En finir avec l’aide alimentaire stigmatisante et humiliante, garantir le respect du droit à l’alimentation, transformer le modèle agricole, améliorer les conditions de vie des agriculteur·rices, respecter les limites planétaires, manger mieux et plus sainement : voici les objectifs clairement affichés par l’ASA. Il ne s’agit pas d’un « fourre-tout », mais d’une véritable réponse globale et holistique aux enjeux urgents du système alimentaire. Dans ce sens, il est important de relier l’alimentation aux autres aspects de la vie sociale et économique (travail, logement, transport, etc.) pour envisager une transformation du système agro-alimentaire.