Par Vanessa Renfer, paysanne et secrétaire d’Uniterre

Pour bien comprendre comment fonctionne le marché du bois en Suisse, je me suis rendue dans l’Arc jurassien où j’ai pu m’entretenir avec Jean-Claude, scieur indépendant. Il a souhaité garder l’anonymat. Il dirige depuis de nombreuses années une scierie bien implantée dans sa région, et il met un point d’honneur à n’utiliser que du bois local. Sa spécialité est d’être en mesure de proposer toutes sortes de façonnage, de façon à pouvoir répondre aux demandes les plus diverses. Ce sont plus de 2’500 m3 de bois par année qui passent au travers de ses machines pour être sciés, rabotés et façonnés. Ce sont des produits aux dimensions standards qui sont fabriqués, mais également des articles plus spécifiques.

Préserver le capital forestier

A la question des impacts des changements climatiques sur son travail, Jean-Claude estime ne pas être tellement touché pour le moment. En effet, les garde-forestiers avec qui il collabore peuvent encore, dans sa région, prévoir chaque année suffisamment de coupes de bois frais, issu d’arbres en bonne santé et de belle qualité, pour qu’il puisse continuer de fournir à ses clients planches, éléments de charpente et autres lattes et parquet. Cependant, la part des coupes urgentes, liées à la sécheresse et aux attaques de parasites tels le bostryche, augmente de façon inquiétante ces dernières années. En vertu du principe que l’on ne prélève dans la forêt que le volume qui pousse annuellement (comme les intérêts à la banque), le jour viendra probablement où les coupes sanitaires dépasseront ce volume, en tout cas certaines années, et le bois frais viendra à manquer. De plus, il estime qu’il faut impérativement veiller à poursuivre une exploitation raisonnable de la forêt. Il a pu constater, au fil des ans, que le nombre d’arbres « âgés » encore sur pied a beaucoup diminué.

Jean-Claude fait également le constat que les petites scieries indépendantes disparaissent inexorablement au fil des ans. De la même façon que dans la paysannerie, la concurrence étrangère et la course aux prix les plus bas sont pour beaucoup dans cette évolution. On apprend au fil de la conversation que l’industrie du bois est subventionnée en Europe, tout particulièrement pour ce qui concerne la construction des scieries. Ce fait me sera confirmé plus tard par Jan Boni, ingénieur forestier du Canton de Neuchâtel. Il a ainsi été possible de maintenir en Europe des structures modernes. Cependant il semble que l’idée d’instaurer des subventions pour l’industrie du bois en Suisse ne fasse pas l’unanimité. Un peu comme dans le milieu agricole, la subvention présente l’inconvénient majeur d’entraîner d’inévitables contrôles, ce que tous ne souhaitent pas, et une certaine lourdeur administrative. Actuellement, l’argent public sert essentiellement à promouvoir l’entretien durable de nos forêts, qu’elles soient publiques ou privées, ce qui en fin de compte sert aussi la cause de l’industrie du bois, de façon insuffisante cependant.

Quelle aide pour les scieries ?

Quant au problème des importations, il est bien complexe là aussi. Par chance, l’obligation de déclarer l’origine du bois a été maintenue, alors que le Conseil fédéral voulait la supprimer, en vertu de la simplification administrative. Cependant, il faut savoir qu’il n’existe aucune taxe ni droit de douane pour le bois, que ce soit en bois rond ou en bois transformé. Le lamellé-collé est un exemple particulièrement frappant, puisque 95% de ce produit utilisé en Suisse provient de l’étranger. A ce sujet, l’avis de nos deux professionnels diverge. Pour Jean-Claude, les taxes douanières permettraient de favoriser le bois suisse en dynamisant les scieries. Car de son expérience, les clients s’intéressent surtout au prix. La provenance est un critère secondaire. En revanche, Jan Boni estime que l’industrie du bois suisse ne serait pas en mesure de fournir les produits qui sont actuellement importés. En tout cas pas dans l’immédiat.

Il existe pourtant des initiatives pour mettre en avant cette précieuse ressource naturelle, qui est la seule dont nous disposons en Suisse. Un organisme comme Lignum a mis sur pied un label, le COBS (Certificat origine bois suisse), qui peut être un atout marketing lors de la construction, et que les collectivités publiques peuvent utiliser pour se vendre, et attirer artisans ou habitants. Mais on pourrait aller plus loin, et offrir une subvention aux scieries ou aux utilisateurs du bois suisse, voire carrément aux deux. Cette incitation financière serait relativement aisée à mettre en place, et présente l’avantage de ne pas être coercitive ni punitive.

Prise de conscience

L’arrivée du Coronavirus dans nos contrées a encore fragilisé un marché du bois déjà bien tourmenté. Après quelques coups de vent remarquables entre janvier et février, contribuant à la saturation du marché, la pandémie a entraîné le ralentissement, voire l’arrêt total, de nombreuses scieries et entreprises forestières, en Suisse comme en France voisine. Il est conseillé aux propriétaires forestiers de ne plus rien couper. Comment les entreprises suisses vont-elles sortir de ce mauvais pas ? Il faut espérer que la crise engendrera une prise de conscience de l’ensemble de la société : nos piliers sont celles et ceux qui assurent nos besoins fondamentaux en temps de crise. Les personnes qui travaillent le bois, notre seule ressource naturelle, en font partie et méritent pleinement une valorisation décente de leur labeur.

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Zoom sur nos forêts

Rudi Berli, maraîcher et secrétaire d’Uniterre

La forêt suisse constitue la deuxième ressource naturelle du pays après l’eau. Selon la statistique forestière, la surface boisée est en augmentation de plus de 1000 ha par année et représente 31% de la surface du pays. Bien que sa fonction première soit la production de bois, la forêt revêt un caractère multifonctionnel garanti par la loi : protection, aspects sociaux, écologiques et économiques. Depuis 1990 (protocole de Kyoto), la forêt est le plus souvent gérée comme puits de carbone net 1.La forêt suisse appartient à hauteur de 71% aux collectivités publiques avec un peu plus de 898’000 ha. 240’000 propriétaires privés possèdent une surface de moins de 50 hectares avec un total de 373’000 ha. La sylviculture suisse emploie environ 5’800 personnes et l’industrie du bois dans son ensemble, avec 12’000 entreprises principalement situées dans des régions rurales, occupe 90’000 personnes au total.

Depuis le début des années 80, l’économie forestière suisse est en crise. C’est à partir de 1985 que l’exploitation forestière est devenue déficitaire, malgré des subventions fédérales et cantonales qui s’élèvent aujourd’hui à environ 300 millions de francs. Dans un marché du bois libéralisé, c’est le transport relativement bon marché qui a fait chuter les prix du bois, alors que les coûts d’exploitation ne cessent d’augmenter. Le bois de première qualité est cependant toujours rentable.

Pour garantir les prestations forestières à long terme, la situation économique de la sylviculture doit être redressée notamment en stimulant la demande et en favorisant l’accès au marché pour le bois indigène. En tant que réservoir de CO2 dans les bâtiments et les produits en bois, l’imposition d’une proportion minimale de bois suisse dans tout nouveau bâtiment serait bénéfique au climat. Malgré les accords de l’OMC, les critères de durabilité et de transport pourraient être invoqués dans les soumissions publiques d’achat.

Alors qu’en plaine les quantités de bois récoltées sont équilibrées entre l’accroissement et le décroissement, la situation est différente dans les zones de collines et de montagne. Sur l’ensemble de la Suisse, le potentiel du bois n’est utilisé qu’à hauteur de 50% environ. Quelque 5.2 millions de m3 de bois ont été récoltés en 2018, soit 11 % de plus que l’année précédente.En cause, la prolifération des bostryches, la sécheresse estivale et les dégâts causés par les tempêtes hivernales. Un meilleur accès aux forêts pourrait permettre d’exploiter de manière durable – sans en récolter plus qu’il n’en pousse – 2 à 3 millions de m3 de bois supplémentaires. La consommation indigène des ressources à base de bois se situe en 2018 à 11,2 millions de m3. 24% pour des matériaux en bois, 19% pour du papier et du carton et 54% pour le bois-énergie. En 2018, la consommation d’énergie totale en Suisse était couverte à 4,6% par le bois et plus de 10 % des ménages suisses étaient chauffés au bois. Cette énergie est quasi neutre en CO2 et joue un rôle de premier plan dans la stratégie énergétique nationale.

Pour l’agriculture le bois reste une activité intéressante, même si son rendement financier est précaire. Elle procure une indépendance énergétique et un revenu d’appoint à condition de maîtriser le débouché et de pouvoir adapter les quantités à la demande. C’est ainsi que s’ouvrent de nouvelles possibilités pour les paysan.ne.s, par exemple en créant leur propre réseau de chauffage à bois à distance. Il existe pour l’agriculture également un potentiel dans le développement de l’agroforesterie dans un système de polyculture non-forestière.

Il est donc important de défendre, également dans une perspective de souveraineté alimentaire et agroécologique, l’utilisation du bois des forêts suisses gérées durablement.

[1] On désigne par puits de carbone l’absorption nette de dioxyde de carbone par des écosystèmes et par source de carbone sa libération nette dans l’atmosphère. Les activités humaines, telles que les reboisements, les déboisements, l’exploitation forestière et l’agriculture, ont une influence sur les stocks de carbone des écosystèmes. En Suisse, les sources de carbone provenant des déboisements pourraient être plus importantes que les puits de carbone résultant des reboisements. La gestion des forêts représente le potentiel de puits de carbone le plus important.
Source : OFEV : puits_et_sourcesdeco2danslexploitationforestiere.pdf